Il y a quelque temps, quelqu'un m'avait envoyé La
Grève de Ayn Rand pour que je lui donne mon avis.
Je n'avais absolument aucune idée de ce dont il
s'agissait et afin de garder l'esprit ouvert et libre de toute influence, je
m'étais abstenue de m'informer de quelque manière que ce soit de la genèse du
bouquin. C'est donc sans aucun préjugé que j'ouvris ce fort réjouissant pavé de
1 170 pages, parce que, comme lectrice, j'ai tendance à apprécier
particulièrement les gros pavés à caler les armoires normandes.
À cause du titre, je m'attendais tout de même un peu à un
bon gros roman social, avec de la lutte des
classes et tout, et des gens nobles et courageux, âpres à la tâche, durs
sur les idéaux, qui à force de pugnacité et de révolte, gagnent
forcément à la fin.
Quelque part — mais je dis bien « quelque
part » —, c'était bien le sujet du bouquin, sauf qu'il vient d'un point de
vue, pour le moins... différent.
Dès le départ, la manière partisane dont sont décrits les
gens du peuple, les présentant comme de sales parasites qui se complaisent dans
leur merde et n'ont d'autres buts que d'y entraîner les autres ; et les
riches, a contrario, comme des êtres particulièrement grands, beaux,
intelligents et, pour tout dire, supérieurs en tous points, me mit extrêmement
mal à l'aise. Mais, je le répète, bien à l'abri de toute connaissance prémâchée
quant au livre qui me pesait salement sur les biceps, je pensais qu'il s'agit
là d'une intéressante manière de décrire l'état d'esprit de mes ennemis de classe en se collant dans la
peau d'un narrateur qui verrait leur monde à travers leur regard dément. En
gros, j'en arrive à croire que mon malaise est une manœuvre littéraire des plus
subtiles de la part de l'auteur (dont j'ignore jusqu'au sexe) et que le
retournement de situation final, quand le peuple méprisé va montrer à tous ces
péteux imbus d'eux-mêmes qui crée vraiment les richesses, que ce retournement,
va être un grand moment de joie féroce et de soulagement quand il arrivera.
Et ainsi s'écoulent des pages de plus en plus lourdes et
douloureuses à lire, avec des envolées lyriques monstrueuses qui ne sont pas
sans rappeler la propagande extatique du troisième Reich. Et forcément, au bout
d'un moment, un doute affreux m'étreint : mais qu'est-ce donc que ce
cadeau empoisonné que je lis avec une nausée de plus en plus persistante ?
Pas besoin d'être sortie d'une grande école pour deviner à force que la
révélation finale de ce pavé psychotique international sera que le monde
s'effondrera si les riches se mettent en grève de tout leur génie sublime et
incompris dont ils abreuvent en permanence la chienlit populaire dans leur
grande mansuétude, ce ramassis d'hypocéphales dégueulasses et grotesques qui se
vautrent dans la fange de leur infériorité génétique et sociale bien méritée.
Et là, je commence à penser que je suis en train de perdre de bien belles
heures de ma vie à me fader le délire paranoïaque et monstrueux d'un auteur
manifestement sociopathe. Je balance le pavé à mi-course alors qu'il me tombe
des mains sous l'effet d'une répulsion physique insurmontable et me demande
s'il ne va pas me falloir quelques bonnes séances avec un praticien spécialisé
pour réparer les dégâts probablement causés à mon psychisme pour avoir si
longuement vu le monde à travers les yeux de personnes aussi tordues.
Évidemment, j'ai fini par demander à Google de bien
vouloir m'explique ce sur quoi je venais de me putréfier l'esprit et je
découvris avec une horreur non feinte que cet étron littéraire — parce que même
le style est d'une lourdeur crasse et indigeste — est la bible, que
dis-je ? le livre de chevet, la référence indépassable de tout ce que
notre monde de merde compte de thuriféraires du Marché triomphant et de la
Main invisible qui se
gratte les couilles chaque matin en se foutant éperdument de la gueule de
99 % de la population humaine de cette planète.
Forcément, me voilà subitement mieux armée pour comprendre l'incroyable
absurdité du monde tel qu'il a été pensé et mis en œuvre par les adorateurs de
cette foutue psychopathe.
Il existe donc une certaine quantité de personnes sur
cette planète qui sont convaincues d'être, en quelque sorte,
naturellement supérieures à toutes les autres, comme un don ou une élection
divine. Il faut bien comprendre que non seulement ces gens existent, mais
surtout qu'ils n'ont de cesse de prendre le pouvoir, tout le pouvoir, de toutes
les manières possibles et imaginables, juste parce qu'ils pensent que leur
supériorité le justifie et que cela suffit très largement à asseoir leur
légitimité.
Bien sûr, le principal problème de ces gens, c'est
l'énorme masse des autres. Les restes du monde. Cette foule gigantesque des
médiocres qui sont trop stupides pour se rendre compte naturellement de la
magnificence des élus, et de l'absolue nécessité qu'ils ont de leur laisser
gérer à leur façon (forcément la meilleure, puisqu'ils sont excellents, c'est
dans leur sang, dans leurs gènes !) les affaires de la planète.
Cette petite oligarchie autoproclamée préexiste à la
« philosophie » de Ayn Rand et de ces potes zélateurs dont la liste
serait bien trop longue, mais au nombre desquels figurent pas mal de gens assez
peu recommandables comme les Hayek et Friedman et leur descendance
idéologique tordue des Chicago Boys, mais
aussi le gros de la brochette d'éditocrates
bien de chez nous qui nous pourrissent le PAF depuis tellement longtemps que
c'est à se demander s'ils ne se sont pas clonés pour pouvoir continuer à nous
pondre dans la tête bien au-delà de ce que les limites biologiques de la vie
humaine peuvent décemment leur permettre.
C'est ce
ramassis de psychopathes — parce qu'il convient d'appeler les choses par
leur nom pour bien comprendre de quoi l'on parle — qui construisent depuis des
décennies des théories
socio-économiques délirantes sur lesquelles sont fondées nos sociétés
actuelles avec les succès que l'on connaît : crises perpétuelles, guerres
sans fin, gaspillages colossaux, destruction accélérée de la biosphère, pillage
des ressources naturelles, augmentation continue de la faim, de la pauvreté, de
la misère et de l'exclusion dans un monde d'abondance où il n'y a jamais eu
autant de richesses produites pour un aussi médiocre résultat. Et chaque fois
que le doute étreint les peuples quant à la pertinence de ces choix de société,
l'oligarchie autosatisfaite — car toujours servie en premier — ne cesse de
répéter qu'il faut
toujours aller plus loin dans son projet de société pour en voir les
hypothétiques retombées bénéfiques pour le plus grand nombre et que ça ne
marche pas aussi bien que cela ne le devrait, juste parce que nous sommes trop
cons pour bien comprendre la beauté du dessein et que nous persistons à traîner
des pieds alors que nous devrions foncer vers le précipice insondable de leur
monde égoïste et mortifère vent debout sur l'accélérateur et en klaxonnant
joyeusement l'hallali en prime, s'il vous plaît !
Voilà donc comment nous avons laissé une classe sociale
minoritaire et terriblement égocentrique diriger la destinée humaine sous
prétexte que ses membres étaient manifestement les meilleurs d'entre nous.
Voilà donc comment nous avons fini par croire comme les
imbéciles qu'ils se plaisent à voir en nous que l'on pouvait construire une
civilisation entière sur l'idée grotesque que de la somme des égoïsmes
jaillirait naturellement le bien-être commun.
Voilà donc comment nous avons laissé chaque jour un peu
plus la sphère économique partir en roue libre et dévaster chaque jour un peu
plus notre seul bien commun : la planète que nous devons forcément
partager.
Voilà comment s'est organisée l'impuissance du
politique ou comment en privant les représentants des peuples de
tout levier matériel de décision, nous avons laissé l'idéal démocratique se
transformer en un immense
spectacle clinquant dont l'unique objectif est de détourner notre attention
de la confiscation économique que nous subissons tous, chaque jour un peu
plus.
J'ai repensé à l'horrible bouquin de Ayn Rand ces
derniers jours en contemplant, médusée,
les folles sommes englouties par les grandes multinationales dans le show
présidentiel américain, alors même que ceux que nous avons portés au
pouvoir dans notre pays trahissaient sans vergogne
tous leurs engagements politiques pour appliquer la politique des
possédants, dans un abominable copié-collé réactionnaire.
J'ai trouvé effrayante la comparaison entre les deux
événements, entre la grande parade pseudodémocratique financée par ceux-là
mêmes qui comptent bien continuer à s'en affranchir et le simulacre de débat
budgétaire français, où un gouvernement totalement aux ordres fait semblant de
convoquer
l'expertise d'un patron surtout célèbre pour son œuvre de déconstruction
sociale pour faire passer la pilule d'une politique économique qui n'a
jamais, je dis bien jamais, été pensée, conçue et appliquée avec l'assentiment
des peuples qui la subissent.
Le système économique actuel échappe dans son intégralité
à toute forme de contrôle démocratique. Il est le fait d'organisations
non gouvernementales dont aucun des membres n'a jamais été élu par qui que ce
soit. Et ce sont ces organismes internationaux qui, chaque jour et partout
sur la planète, dictent aux gouvernements-spectacles la nature des décisions
politiques et économiques qui doivent être appliquées à l'humanité.
Combien de temps, encore, allons-nous faire semblant de
trouver cela normal.
Combien de temps, encore, allons-nous les laisser nous
faire cela ?
Lire la suite