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Déconsommation accélérée en temps de paix.
Finalement, on n'apprécie ce que l'on a qu'au moment où on le
perd.
C'est ballot.
La satisfaction par l'absence. La fin du confort signe ses inénarrables
bienfaits.
Ça a commencé par l'eau. En fait, ça a commencé bien avant, avant même la tempête où j'ai pris conscience de notre terriblement
vulnérabilité, de notre dépendance à l'énergie, où j'ai ressenti, pour la
première fois, la nostalgie du quotidien. En fait, ça a commencé avant même
le jour où mon père a troqué la
Commodore pour la 4L. C'est comme si j'appartenais à la dernière génération
qui a pu entrevoir le formidable bonheur consumériste au moment même où les
cornes de l'abondance ont commencé à se tarir, ou plutôt, au moment où les plus
gros convives ont commencé à refermer les portes de la salle du banquet au nez
des nouveaux arrivants.
Du coup, on s'habitue à se souvenir des bonnes choses.
Comme de la sensation quasi orgasmique que peut procurer une bonne douche bien
chaude de bon matin.
Ce n’est rien une douche, de nos jours, c'est le RSA du confort moderne, le
minimum vital sans lequel on est en droit de gueuler pendant des heures au
guichet. N'empêche que quand la régie intercommunale a décidé de réparer notre
château d'eau, j'ai ressenti avec une précision douloureuse l'absence d'un
débit suffisant d'eau. J'ai passé une petite quinzaine de jours à glapir sous
un petit filet anémique de flotte tiédasse et pas réconfortante pour un sou. À
moment donné, j'ai même envisagé de me raser le crâne pour m'épargner l'épreuve
du rinçage sans fin de l'après-shampoing dans l'extravagante longueur de ma
chevelure.
Puis, la pression est revenue et la première chose que j'ai faite, c'est me
prendre l'explosion de mon pommeau hors d'âge de douche en pleine poire.
Autant dire que cela m'a beaucoup, beaucoup contrariée.
Par contre, je ne saurais décrire l'incroyable impudeur de la première douche
après le remplacement du pommeau. Un jet parfaitement adapté en largeur et en
puissance pour obtenir une magnifique pluie tropicale en plein mois de
décembre. J'ai vraiment adoré cette douche. Et la suivante. Et celle d'après.
En fait, je ne m'en lasse carrément pas tout en sachant qu'il est complètement
vain de vouloir partager cette toute nouvelle félicité qui est probablement
parfaitement incompréhensible pour 99 % de la population de ce pays. Se pâmer
du simple plaisir d'une bonne douche, voilà qui est absolument incongru dans le
cinquième pays le plus riche du monde.
D'un autre côté, s'il y a vraiment un truc que je fuis de plus en plus comme la
peste et le choléra réunis, ce sont les courses.
Pousser connement un charriot rétif et couinant dans un hangar en taule ondulée
encombré de longues travées de choses remarquablement inutiles et clinquantes
dans le meilleur des cas, potentiellement toxiques et délétères, le tout dans
un brouhaha de musique
dégoulinante, au milieu d'autres pousseurs de charriots rétifs, au regard
vide et au rictus concentré, est l'une des activités les moins intéressantes et
stimulantes que je connaisse.
Sans compter que tout cela se fait aux dépens d'un temps de vie affreusement étriqué et
dans un contexte économique tendu où chaque transaction commerciale ressemble
de plus en plus à un braquage à main armée. Au final, on rentre dans sa
tanière, épuisé et vaguement nauséeux, lesté d'une nouvelle cargaison de choses
inutiles et clinquantes qu'il faudra entasser dans une nouvelle armoire
fabriquée par des esclaves au bout du monde.
Et en ce moment, c'est encore
pire que le reste de l'année.
Je touche au but. J'ai acheté des choses meilleures que d'habitude, parce que
si on n'achète pas des choses meilleures que d'habitude, on a l'impression
d'être un peu un pissefroid, un traitre à la patrie et un mauvais parent, tout
à la fois. J'ai fait une folie, un plaid double couche ultra doux qui permettra
de lutter longtemps et efficacement contre l'inflation énergétique qui
refroidit lentement et surement l'intérieur de nos tanières. Le frigo sera un
peu plus plein, ce soir, je pense que j'ai bien lu toutes les foutues
étiquettes pour ne pas me faire fourguer du chocogras, de l'huile de palme
où une autre merde cancérigène ou moulée au jus d'esclave. J'ai fait attention,
tout de même, c'est devenu comme une seconde nature, de faire attention. Tout
le temps. À tout. Ça me rappelle un jeu de rôle où il fallait répéter
régulièrement au maitre de jeu qu'on était hyper-vigilant, sous peine de se
faire buter et virer du jeu sans autre forme de procès.
Bref, j'ai fait mon devoir de bonne petite maitresse de maison, rien d'y
penser, ça me fait chier, et en plus, je n'en retire pas le quart de la moitié
du bonheur que peut me procurer la bonne douche bien chaude et bien calibrée du
matin.
Mais bon, le récif des caisses barre l'horizon avant le retour au port, et je
godille avec une petite joie, quand même, vers la file immobile qui
attend.
Devant la caisse, il y a une femme qui a l'air de discuter civilement du beau
temps et des fêtes qui approchent bêtement. La caissière sourit, mais plutôt
vers les autres, qui attendent. Et là, je remarque que la femme vide son cabas
au lieu de le remplir, ce qui est extrêmement contreproductif en bout de
caisse.
Un peu plus tôt dans ma déambulation de bagnard, j'ai croisé avec une pointe de
satisfaction revancharde, un jeune cadre dynamique dans un assez beau costume
noir, plutôt seyant, en train de décharger à grands gestes les palettes de
fruits et légumes du magasin. Chaque jour, les salariés du discounter doivent
jongler entre les caisses, les palettes, les rayons, les balais et tout le
bordel, mais planqués dans leurs blouses informes et règlementaires, ils font
juste partie d'un paysage familier. Aujourd'hui, ce sont les arrivages de Noël,
des cartons pleins de nourriture pas forcément meilleure, mais assurément plus
chère que d'habitude, des objets inutiles et clinquants — en fait, encore plus
inutiles et clinquants qu'à l'accoutumée ; c'est ce que l'on nomme l'esprit de
Noël — des monceaux de marchandises qu'il faut placer en flux tendu. Et comme
les corps cassés de deux salariés n'ont pas répondu présents cette semaine, ce
sont les directeurs de secteur qui s'y collent.
Une certaine vision de l'égalité en entreprise.
La caissière appelle le type au costard noir. Il arrive avec une petite clé
qu'il introduit dans la caisse. Il s'agit d'annuler les produits surnuméraires
de la femme. Devant moi, les gens font mine de regarder à peu près partout sauf
vers la caisse et évitent comme des fous de croiser le regard de qui que ce
soit. La femme babille tout en commentant ses renoncements. La seule chose qui
ne rend pas ce moment totalement insupportable, c'est que par une sorte
d'accord tacite, personne ne fait montre de la moindre impatience, ce qui, dans
une file d'attente bloquée, est plutôt exceptionnel.
Il n'y avait déjà rien dans son cabas et pourtant, elle arrive à en sortir
encore plus. Annulés : la purée en sachet, la bouteille d'huile, la boite de
bière à 8,6°. Mais il faut encore en sortir. Elle renâcle à abandonner le pot
de mayonnaise et elle s'accroche à un cubi de vin de pays comme une naufragée à
sa bouée. Petits sourires entendus entre tous les spectateurs involontaires.
J'ai envie d'arrêter le massacre et de payer ce qui manque. Arrêter le jugement
de valeur. Je sais qu'elle sait que les autres sourient parce qu'elle ne veut
pas lâcher le cubi de picrate. Et j'ai honte parce que je ferme ma gueule et
que mes pupilles sont irrésistiblement attirées par la contemplation
silencieuse du bout de mes pompes. Et j'ai encore plus honte, alors je la
regarde. Elle tient le coup, elle sourit, malgré son vilain coquard à l'œil
gauche et sa dégaine de pochetronne arrivée au bout de tout. Elle trouve
finalement deux euros supplémentaires au fond d'une poche et embarque son
maigre butin tout en continuant à deviser doctement sur l'importance
fondamentale de la mayonnaise dans sa gastronomie personnelle.
Je nous déteste tous. Les ricanants, les silencieux, les honteux, les planqués,
les plumés, les fins de mois précoces. Les lâches. Les égoïstes.
Je la retrouve dehors, seule avec son cabas lesté de pinard et de gras. Elle
appelle un abonné absent sur son portable. Et elle repart à pied, au milieu de
la zone commerciale, juste comme ça. Comme si cela était sa vie normale et
habituelle.
Parce que cela est sa vie normale et habituelle.
Bon débarras!
Franchement, l’année 2014 était médiocre pour la plupart d’entre nous. En dehors de la poignée de profiteurs pour lesquels le pillage des biens communs s’est traduit par un enrichissement personnel totalement indécent, pour la grande majorité des gens, ils peuvent s’estimer…
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Le culte des morts n'en rappelle que plus cruellement le mépris des vivants.
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Le culte des morts n'en rappelle que plus cruellement le mépris des vivants.
C'est un petit matin frisquet qui nous cueille dans
l'étrange jardin de pierre, petites silhouettes noires perdues dans la lueur
grandissante et la rumeur de la ville qui tinte au rythme du tramway. J'ai
décidé de passer la journée en mode reportage, bien retranchée derrière mon
appareil photo, tout en distanciation.
Le pas pressé du maitre de cérémonie nous conduit au pied du lit du lit satin
où elle nous attend pour un derrière regard, une dernière image. La mort a
parachevé l'œuvre cruelle de la maladie, creusé les joues dévorées par le
temps, tendu le parchemin de sa peau jusqu'au point de rupture, figé son cou
dans la posture grotesque où l'avaient brisée les contractures de ses ligaments
hurlants, retroussé ses lèvres trop fines en un rictus qui n'évoque pas
l'apaisement.
La lumière est mauvaise, comme souvent dans ces lieux d'air fade et immobile et
je peine à trouver le bon angle et la bonne ouverture, tout comme je peine à
reconnaitre dans cette caricature d'humanité recroquevillée la femme joyeuse
que j'avais apprécié.
Nous avons finalement hérité d'un autre maitre de cérémonie, un plus jeune qui module parfaitement sa voix avec des pauses de silence recueilli. Rien que son titre est évocateur. Nous sommes au-delà du rituel, nous sommes dans une représentation théâtrale dont nous sommes à la fois les spectateurs effarés et les acteurs impuissants. Car ce n'est pas des morts dont il s'agit, mais bien de compter les vivants.
—
J'aime bien quand il y a de la famille, me souffle-t-il.Parfois, il n'y a plus que moi pour suivre toute la cérémonie, avec juste le tuteur qui passe à la fin pour le chèque.
Le parvis de la basilique est balayé par un vent froid malgré la journée qui
avance et le soleil pâle qui ne parvient pas à percer la grisaille.
On compte les troupes. On se jauge, on s'évalue. La petite boite longue est
enfouie sous une énorme gerbe de roses rouge sang destinée à partir en fumée
avant la fin de la journée des amoureux. L'air vif chasse les remugles d'encens
qui imprègnent nos manteaux et nous disperse vers nos voitures.
Nous pourchassons le fourgon gris à travers la circulation bordelaise. C'est comme un jeu de piste, avec les feux de signalisation qui complotent à disloquer le cortège pendant que le maitre de cérémonie use de ses warnings pour préserver l'unité de son troupeau tout au long des avenues et des ruelles. Il n'a pas 30 ans et pourtant, à l'âge de ma fille qui lorgne tout ce cérémonial d'un air vaguement épouvanté, il savait déjà que ce serait là son métier. Je me demande quelle enfance il a eue et comment sa famille et ses copains ont accueilli cette étrange vocation. J'imagine un garçonnet pâle et solitaire, sensible et attentif, un héros tout droit sorti de l'univers de Tim Burton. Mais aussi bien, il préférait jouer au foot et allumer des pétards à la queue des chatons.
Loin de la ville, l'agglomération de Bordeaux s'est dotée d'une immense nécropole dont le treillis des allées nécessite immanquablement un plan détaillé. Des hectares de pinède et de pelouse, de petits jardins de pierres traversés par les colonnes processionnaires des vivants, qui se croisent, se suivent et quadrillent la cité des morts.
—
Je vous prie de m'excuser de la qualité de la chanson, mais comme c'est une demande de dernière minute, je n'ai pu que la télécharger sur mon téléphone.
Décidément, c'est un garçon de son temps planqué sous l'uniforme gris de sa
profession. C'est un peu le XXIe siècle qui vient de s'inviter à la crémation,
avec le fantôme d'Yves Montand qui susurre Les Roses de Picardie sur Youtube,
amplifié par le micro pendant que la ritournelle explose les digues lacrymales
et que le charriot électronique conduit le chêne et les fleurs vers leur
dernier embrasement.
Il faut plus de deux heures pour réduire en cendres le petit corps déjà
racorni, le cercueil en chêne massif et la centaine de roses rouge sombre
kidnappées aux rituels amoureux. Je me demande si c'est bien écolo tout ça. Ce
que l'on recueille vraiment dans l'urne : du végétal bien plus que l'animal.
Cela importe peu pour les morts, ça ne compte que pour les vivants.
Le caveau est à l'image du reste : un trou abrupt creusé à même cette terre alluvionnaire dont on tire les meilleurs Bordeaux. Par l'ouverture sombre, on entraperçoit, sous l'imposante dalle de pierre, une cave bien moins reluisante où barbote le bois gonflé des précédents locataires. Le domaine des morts est exigu, froid et humide, détrempé même par l'affleurement de la nappe phréatique. Le fossoyeur descend la petite urne orange dans sa cave inondée en manquant se rompre le cou dans l'opération. Une planche de chantier évite à ce vestige minuscule de sombrer dans la fange à l'odeur froide et piquante.
Tout autour, il y a d'autres caveaux imposants, d'autres monuments de pierre qui racontent aux vivants la chronique des temps passés. Le voisin d'allée, c'est un enfant, mort à deux ans seulement, dans un bombardement de la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup de résistants, beaucoup de héros, des hommes jeunes qui donnaient leur vie pour la patrie à l'âge où nous fabriquons maintenant des stagiaires.
Je n'aime pas trop ce que je vois ni ce que j'entends. Rien de cette mise en
scène guindée n'est vraiment satisfaisant. Ni le bois, ni le feu, ni l'humus
gorgé d'ombre, pas plus que le crissement solitaire de nos semelles sur le
gravier.
Je me demande s'il est vraiment nécessaire et obligatoire d'être allongé. Pour
ma part, j'aimerais bien être repliée, encore tiède, en position fœtale,
repartir comme je suis arrivée : nue et sans prendre trop de place. Que l'on
couse un tissu naturel comme un sac et que l'on balance le sac dans un trou
vertical au sommet duquel on plantera un arbre. Un bel arbre qui se nourrira de
ma charogne, qui étendra sa ramure pour abriter les amoureux de l'ardeur du
soleil, qui dispensera ses fruits aux enfants rieurs et qui abritera dans ses
branches une colonie d'oiseaux et d'écureuils.
Et me planter avec mon arbre sera une fête, avec plein de gens qui n'auront pas envie de pleurer, pas d'envie qui les ronge, juste de la musique au coin des lèvres, et de quoi boire et de quoi manger.
Et les chiens pisseront sur ma tombe pour la faire pousser.
Les crocus sont sortis dans le jardin.
Lire la suiteDernier supermarché avant la fin du monde
Déconsommation accélérée en temps de paix.
Lire la suiteRentrée
Tout à l’heure, elle a préféré qu’on ne l’accompagne pas dans la cour de récréation.
Lire la suiteRentr
Tout à l’heure, elle a préféré qu’on ne l’accompagne pas dans la cour de récréation.
C’est assez logique : elle revient en
territoire connu, c’est sa dernière année d’école, celle d’avant le grand saut
dans l’inconnu, celle où elle fait enfin partie des grands avant de redevenir
une petite nouvelle.
La rentrée, c’est toujours pareil et c’est toujours différent. Ou alors,
c’est nous qui changeons et c’est cette récurrence des cycles de vie qui nous
informe que la grande horloge continue de tourner inexorablement vers l’heure
de la sortie.
J’ai eu mon content de petits matins de septembre frisquet, de platanes
jaunissants, de cette formidable impatience de devoir tout recommencer tout en
sachant que ce sera totalement différent.
J’ai toujours aimé ces derniers jours d’été, où la chaleur se fait moins mordante, mais où le ciel est d’un bleu implacable. J’ai toujours, en même temps, regretté ce moment de l’année où je remarque à de petits signes que les jours sont nettement plus courts. J’aime le rythme de l’été, ces matins à peine frais où l’on est réveillé de bonne heure par la lumière du jour et on l’on étire les soirées dans un crépuscule lent et paresseux, à l’ombre des étoiles pâles. Mais j’aimais aussi, en même temps, cette sorte de retour à la vie, à frénésie du troupeau, à la nécessité du temps, tout en rejetant formellement la dictature de l’horloge. Je crois que j’aurais voulu vivre toute l’année des journées de juillet avec les couleurs et les sons de septembre, juste pour en avoir un peu plus, un peu plus longtemps.
Quand j’étais gosse, les vacances me faisaient un peu suer. Non pas que je
n’aimais pas retrouver mon père et nos amis communs ou que je n’appréciais
pleinement la rupture des rythmes, le changement de décor, d’activités, de
socialité et l’exquis sentiment d’étrangeté à moi-même que cela me procurait,
mais en même temps, je trouvais trop long ce temps hors du temps, hors de la
vraie vie, celle des copains, du quotidien parfois ennuyeux, et de
l’apprentissage, de ces connaissances que l’école ne distribuait pourtant
qu’avec une parcimonie mesquine.
Après le 15 aout, déjà, j’avais envie d’ombre, de papier neuf et craquant et de
l’odeur follement enivrante des manuels scolaires fraichement sortis de la
presse. Que je sois parachutée dans une école où je ne connaissais rien ni
personne — ce qui m’est arrivé bien souvent — ou que je retourne en terrain
conquis, auprès de ces amis que j’aurais tant voulu garder toute ma vie, je
finissais toujours par crever d’impatience de replonger dans le carcan rigide
et rassurant de l’Éducation nationale, ne serait-ce que parce que là, j’avais
enfin des règles à enfreindre et d’autres à inventer.
Je ne me souviens pas d’un temps où je n’ai pas aimé profondément ce lieu où l’on détient pourtant tant d’enfants contre leur gré. Je crois que j’ai même dû aimer l’effroi du premier plongeon dans l’inconnu, de la première séparation, de cette promesse de conquête d’une nouvelle autonomie, de découverte d’un nouveau monde, de nouveaux visages, de nouvelles sensations. J’ai toujours aimé la manière dont le piaillement aigu des enfants rebondit sous le préau, les jours de crachin, le grondement rocailleux des pieds de chaises que l’on traine sur le parquet balafré par les générations, la pluie mate des semelles de basket dans les escaliers, le murmure des files d’attente dans les couloirs, les hurlements de délivrance lors de la dernière sonnerie du soir, la cacophonie indigeste et métallique de la cantine aux heures de pointe, les chuchotements sous la couette, le soir, après l’extinction des feux, le bourdonnement du silence pendant les interros, tout ce brouhaha de la vie en collectivité.
La gosse m’a l’air bien moins émotive en ce premier jour de sa
dernière année d’écolière. Envie de voir les potes, certes, de raconter nos
petites aventures de l’été, mais pas de réelle impatience, plutôt une sorte de
volonté contrôlée de vivre le moment, juste le moment.
Elle n’avait pas besoin du rituel du premier jour, un peu comme si elle
l’économisait pour le grand saut dans le monde de l’année prochaine.
Je la regarde traverser les mêmes instants que ceux par lesquels je suis
passée. C’est la même chose, mais c’est définitivement différent. Chaque moment
est complètement différent parce que c’est un peu comme si, aujourd’hui, je le
revivais, mais de l’autre côté du miroir.
Auto-stops
Sa silhouette p?le s’est brutalement mat?rialis?e ? la lueur de mes phares. Je suis crev?e et il est pit? ? un endroit improbable, ? la sortie du rondpoint, juste ? l?embranchement de la bretelle d?acc?s de la voie rapide. Il agite les bras comme un s?maphore et je me dis ...
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