J'ai la naïveté crasse ou la connerie incommensurable de croire que les
choses importantes ne peuvent que se dire face à face, le regard vrillé dans le
blanc de l'œil de son interlocuteur.

Dans un premier temps, j'avais dit que je
passerai chez eux pour régler des détails, mais la nuit porteuse de conseils
s'était étirée en une longue insomnie qui m'avait abondamment rejoué
la scène de la morsure, jusqu'à ce
que je comprenne bien que retourner me jeter dans la gueule du loup n'était
absolument pas indispensable.
Ils sont donc venus chez moi, le matin suivant, le mari et la femme. Je leur
demande s'ils veulent boire quelque chose, histoire de fluidifier le dialogue.
J'ai eu toute la nuit pour repenser au fait qu'à aucun moment il ne s'est
soucié de moi ou de mon état, qu'elle seule s'est inquiétée de ma blessure,
mais je mets cette réaction primaire sur le compte de l'émotion. J'ai déjà pu
expérimenter qu'être témoin d'un incident est pratiquement aussi stressant que
d'y participer. Nos réactions instinctives sont violentes, impérieuses et assez
imprévisibles. Nul ne sait réellement comment il réagira tant qu'il n'est pas
lui-même soumis à l'adversité. Ce sont des voisins agréables avec qui je pense
entretenir de bons rapports. Je n'ai pas de raisons particulières de me méfier
d'eux en dehors d'un vague malaise que j'attribue à ma fatigue cumulée et à un
brin de culpabilité quant à la suite des événements.
Il commence par me proposer un arrangement à l'amiable, c'est à dire sans
impliquer les assurances. Comme j'ai passé une bonne partie de la nuit à
repenser à
la jambe de Guillaume Depardieu et que dans mes rares moments de sommeil
comateux, je me suis vue escalader une falaise avec une prothèse en fibre de
carbone profilée pour la grimpe, je décline l'offre en précisant qu'en cas de
complications, comme un
staphylo récalcitrant, ça pourrait vite
chiffrer sec cette histoire, et qu'il vaut mieux qu'il pense à protéger
financièrement ses arrières. Il souscrit à mes arguments et j'éprouve comme un
grand soulagement à l'idée que l'affaire va bientôt être réglée, que je vais
juste me taper 15 jours de soins infirmiers un peu pénibles et qu'ensuite, tout
va rentrer dans l'ordre dans le meilleur des mondes.
Au moment de se quitter, je me sens moralement obligée de le regarder dans les
yeux pour lui dire :
Et là, c'est le drame !
Immédiatement, il se fige, son visage se crispe dans un rictus mauvais et il me
balance d'une voix totalement méconnaissable :
Nous y voilà. Je le savais depuis le début que c'est ce que tu
cherchais. Je le savais. C'est ce que tu voulais. J'ai toujours su que tu étais
une femme à problèmes. De toute manière, tout le monde le sait. À la MMA, tout
à l'heure, ils m'ont dit qu'ils te connaissaient bien, va. Tu cherches des
ennuis ? Et bien, avec moi, tu vas les trouver !
Je reçois sa haine en pleine face et immédiatement un flot d'adrénaline pure
noie l'ensemble de mon organisme. Je ressens physiquement et intellectuellement
la puissance du flux hormonal. La peur à l'état brut. La sensation de solitude
absolue, de vulnérabilité. Chaque fibre de mon corps me pousse à la
contre-attaque, à l'affrontement. Je me sens agressée au plus profond de moi.
J'étais victime, me voilà coupable. La seconde d'après, la colère, brutale,
sauvage, prend le relais, cette bonne vieille colère qui me porte, qui soutient
mes jambes brusquement toutes molles. J'ai une pulsion immonde, une envie folle
de lui dégueuler ma rage et mon dégoût à la face, de lui hurler tout ce que je
contiens depuis la veille au soir.
Mais ce n'est pas ce que je veux. Ce n'est pas ce qui doit se passer. Je ne
suis pas un animal et je ne veux pas être soumise à mes émotions. Je veux
penser. Je veux être la plus forte. Je veux être raisonnable pour tout le
monde. C'est au prix d'un effort violent et désespéré que je parviens à ne pas
exploser, à continuer à lui faire face et à commencer à argumenter d'une voix
que je tente de contrôler de toutes mes forces.
Je te rappelle que tout ce que je faisais, c'était de rentrer chez moi à
vélo.
C'est bon, on avait réglé les questions d'argent. Comme si je n'avais
pas assez d'ennuis comme ça.
Des ennuis !?! Tu n'as pas la moindre idée de ce que tu aurais pu
avoir comme ennuis. Tu ne te rends même pas compte à quel point tu as du bol
d'être tombé sur moi et pas sur quelqu'un d'autre. La plupart des gens ne se
seraient pas fait chier à venir te parler en face. Tu sais très bien que si ça
avait été un des gars du coin, il serait revenu avec un fusil et aurait plombé
ton chien dans l'élan.
Tu n'as jamais aimé mon chien.
Non, c'est vrai, il fait chier tout le monde depuis un sacré bout de
temps. Mais tu ne te rends vraiment pas bien compte. Deux heures avant, je
passais là avec ma gosse. Putain, tu te rends compte ? Et si ça avait été
un gosse, hein ? Si ça avait été le petit de chez Tintin, hein ? Ou
Chacha ? Tu te vois en train de vivre avec un gosse bouffé sur la
conscience ? Non, mais tu te rends compte ?
Non, mais ça va, on n'a plus rien à faire ici. Vas-y, fais ce que tu
veux, mais on sait tous qui tu es.
Elle se tourne vers moi avec un grand air désolé :
Non, vraiment, je ne vois pas à quoi ça sert.
Je les suis jusqu'à leur voiture :
Tu ne te rends pas compte : et si ça avait été un
gosse ?
Je l'ai toujours su, des ennuis. Mais là, tu vas les trouver.
Je n'ai pas perdu la tête, mais maintenant que l'adrénaline reflue une fois de
plus, je suis totalement désemparée et je ne sais absolument plus quoi faire.
Jusque-là, les choses étaient totalement limpides pour moi, sauf que je
commence à me demander ce que j'attendais de cette confrontation.
Une sorte de
happy end tout pourri à la
Hollywood, avec le
mec qui prend un air dramatique et pénétré et me sort :
ça me déchire
le cœur en deux, mais j'ai pris conscience de la situation et je vais faire ce
qui doit être fait
.
J'ai connu des chasseurs et des amoureux des chiens et tous m'ont appris la loi
du maître :
chien qui mord = chien mort. Il y a un an ou deux,
c'était le caniche de mon beau-père qui avait mordu sans raison ma fille à la
cuisse, la renforçant dans sa peur des canidés. Le beau-père, ça l'avait
ravagé, mais le lendemain, il amenait son chien adoré chez le véto. Il avait dû
passer une sale nuit avec son clebs blotti au creux des bras, mais il avait
fait ce qu'il devait faire. Pour tout l'or du monde, je n'aurais pas voulu être
à sa place.
Et là, personne n'y est, à ma place.
Une femme à problèmes... Tout le monde le sait.
Lui, il est du bled.
Un gars
du coin. Moi, je suis une
estrangers. Qu'est-ce qui
va se passer, ensuite ? Les gens vont penser que je suis une fouteuse de
merde, que je réglais un putain de compte personnel avec le voisin ? Si le
village se ligue contre moi, ma vie va devenir un vaste océan de merde.
On rentre les chats. Surtout le gros plein de poils, confiant et aimable. De la
viande à plombs, oui !
Et ma fille ? Dans trois semaines, elle descendra du bus scolaire avec les
autres gosses du quartier. Puis elle devra rentrer toute seule à la maison, en
passant forcément devant chez le type aux menaces et son chien con de 25kg.
Qu'est-ce qui est juste ? Qu'est-ce qui est rationnel ? J'ai peur et
je n'ai pas honte de le dire. J'ai peur et je me sens seule. J'ai peur et je
n'arrive plus à penser. Je pleure de trouille immonde.
Comme je ne sais plus rien, je fais comme chez
Foucault : j'appelle un ami. Ceux qui sont là quand tout le reste fout
le camp. Je sanglote comme une merde dans l'oreille de sa femme.
Appelle le maire : ce genre de merde, c'est son job. Tu peux me
croire, mon père a été maire de son bled pendant des années.
Je n'y avais même pas pensé.
J'appelle et je n'arrive même pas à parler.
J'ai eu peur du chien, j'ai
eu mal,
j'ai été aux
urgences, je n'ai pas dormi, mais le maître, sa haine et sa connerie
hargneuse, c'est juste trop pour moi.
Dix minutes plus tard, le maire de mon village est là et on parle.
Effectivement, ce genre de merde, c'est son pain quotidien. Il appelle
son premier adjoint au boulot. Il
m'apprend alors que tout le quartier s'est déjà plaint du chien, mais comme ça,
en informel, en discutant. Pas un voisin qui ne s'est pas déjà fait coincer par
le clébard. Des mois que ça dure. Et tout le monde qui s'attendait à ce qui se
passe
quelque chose. Une tuile.
Ils ont tenté de raisonner le maître. Deux maires, un pour chaque commune
concernée. Je vois bien à la tête du mien que ça a marché autant que de pisser
dans un violon. Ils ont obtenu un suivi vétérinaire obligatoire et un
signalement en gendarmerie.
Ils sont revenus le soir prendre de mes nouvelles et m'en donner. Le maire et
le
conseiller préféré.
Ils sont plutôt bien emmerdés par la tournure des événements.
Son fils est passé me voir pour le premier PV du véto, lequel a déclaré
que c'est un gentil chien. Et ils ont décidé de l'enchaîner.
Comprends-nous bien, Agnès, du point de vue de notre responsabilité
collective, ce n'est pas très satisfaisant : une chaîne, ça finit toujours
par casser, et ce jour-là, on aura un fait divers sur les bras. C'est l'arrêt
de bus du village. C'est 10 gamins qui vont attendre tous les jours à l'endroit
même où tu as été mordue. Je comprends qu'il est venu t'intimider pour que tu
ne portes pas plainte et je vois qu'il a réussi. En attendant, c'est toi qui as
été mordue et il n'y a que toi qui peux porter plainte. Voilà où on en est. On
ne parle pas d'un petit problème isolé, on parle d'un chien qui sort de chez
lui depuis des mois, qui terrorise tout le quartier et pour lequel le maître ne
fait rien. On parle des voisins qui n'osent plus se promener dans le coin, des
gosses qui ne sortent plus, de gens qui se sont déjà fait coincer par le
chien.
Je sais, je sais, mais je n'ai pas honte d'avoir peur. Le gars agit
comme si j'étais responsable de tous ses malheurs et il en fait une affaire
personnelle.
Tu sais qu'on est avec toi. On comprend que tu as été impressionnée,
mais je pensais que tu avais plus de gueule que cela.
Tu sais, je rentrais juste chez moi à vélo, un soir. Et depuis, c'est le
merdier. Ma vie est un merdier. Et c'est moi la plus emmerdée dans l'histoire.
Je dois écrire pour des clients, c'est mon gagne-pain et je n'ai que de la
merde qui sort. Je suis sûre que l'autre dort sur ses deux oreilles, en ce
moment.
Non, on est tous emmerdés et la vérité, c'est que si ce chien bouffe un
gosse, nous serons juste tous responsables, tous autant qu'on est.

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